Certaines personnes

Ce texte est une traduction de « Some people », de Jason Kottke.

Certaines personnes se sentent angoissées et impuissantes.

Certaines personnes s’ennuient.

Certaines personnes sont isolées en confinement et se sentent seules.

Certaines personnes se rendent comptent que l’Après sera très différent de l’Avant.

Certaines personnes profitent du temps supplémentaire avec leurs enfants et quand ça sera fini, ce temps leur manquera.

Certaines personnes viennent de sortir de leur douzième créneau d’affilé à l’hôpital et ne peuvent pas embrasser leur famille.

Certaines personnes ont mangé à leur restaurant préféré pour la dernière fois et ne le savent pas encore.

Certaines personnes sont mortes du coronavirus.

Certaines personnes ne peuvent pas s’empêcher de lire les nouvelles.

Certaines personnes n’ont pas les moyens d’acheter du savon.

Certaines personnes apprennent à faire du pain.

Certaines personnes travaillent de chez elles tout en essayant de faire l’école à la maison.

Certaines personnes sont des parents seuls qui essayent de travailler de chez eux tout en essayant de faire l’école à la maison.

Certaines personnes ont du mal à boucler les fins de mois et la prochaine paye ne viendra pas.

Certaines personnes sont inaptes à la fonction de président.

Certaines personnes ont quitté la ville pour leurs résidences secondaires.

Certaines personnes ne peuvent pas faire les courses parce qu’elles sont des personnes à risque.

Certaines personnes ont perdu leur travail.

Certaines personnes n’arrivent pas à dormir.

Certaines personnes regardent gratuitement des opéras en ligne.

Certaines personnes sont en quarantaine depuis plusieurs semaines.

Certaines personnes ne peuvent pas télé-travailler.

Certaines personnes ont attrapé le coronavirus et ne le savent pas encore.

Certaines personnes sont trop angoissées pour se concentrer sur leur travail.

Certaines personnes n’ont pas les moyens de payer leur loyer du mois prochain.

Certaines personnes continuent à se réunir en grands groupes.

Certaines personnes prennent de vrais risques pour sauver nos vies.

Certaines personnes n’ont pas acheté assez de solution hydro-alcoolique.

Certaines personnes ont acheté trop de solution hydro-alcoolique.

Certaines personnes n’ont plus accès à leur thérapeute.

Certaines personnes ne peuvent pas aller travailler mais sont toujours payées par leur employeur. Pour l’instant.

Pour certaines personnes, le principal souci est de décider ce qu’elles vont regarder ensuite sur Netflix.

Certaines personnes se portent volontaires.

Certaines personnes ont une entreprise qui va faire faillite.

Certaines personnes se rendent comptent que les enseignants sont formidables.

Certaines personnes commandent à emporter aux restaurants du coin.

Certaines personnes voudraient vraiment juste un câlin.

Certaines personnes n’arrivent pas à convaincre leurs parents âgés de prendre tout ça au sérieux.

Certaines personnes s’inquiètent de leurs investissements en bourse pour leurs vieux jours.

Et certaines personnes n’ont jamais eu d’investissements.

Certaines personnes vont être confrontées à plus de violences domestiques.

Certaines personnes vont tomber malade ou se blesser et auront plus de mal à accéder à des soins médicaux.

Certaines personnes ne peuvent pas acheter la nourriture dont elles ont besoin parce que les produits acceptés par les aides sociales alimentaires ne sont plus en rayon.

Certaines personnes ne veulent pas arrêter de faire la fête.

Certaines personnes ont perdu leur solution de garde d’enfant.

Certaines personnes font tout ce qu’elles peuvent pour rester calmes et garder l’espoir et ça ne marche pas.

Certaines personnes regardent Contagion et jouent à Pandémie.

Certaines personnes ne savent pas ce qu’elles vont faire.

Certaines personnes sont surchargées de conseils sur comment travailler depuis chez soi.

Certaines personnes mangent ou boivent trop.

Certaines personnes pensent à l’après.

Certaines personnes sont contrariées de ne pas pouvoir voyager.

Certaines personnes sont en manque de sexe.

Certaines personnes prévoient de jardiner plus cette année.

Certaines personnes ne vont pas voir leur famille pendant des mois.

Certaines personnes se déconnectent pour garder la tête froide.

Certaines personnes n’arrivent pas à voir le bout du tunnel.

Certaines personnes vont se rendre compte qu’il faut qu’elles rompent avec leur conjoint.

Certaines personnes chantent Imagine all the people.

Certaines personnes ne sont pas dans cette liste.

Ces expériences sont toutes celles de vraies personnes, tirées de journaux, des réseaux sociaux, et d’amis. Courage : vous n’êtes pas la seule personne à passer par ce que vous vivez en ce moment. Mais soyez attentionné : tout le monde ne passe pas par la même chose que vous. Même si en dernier lieu, tous nous sommes affectés par ces mêmes évènements.

Jason Kottke

Quelles grèves pour l’informatique ?

Depuis le 5 décembre, je suis en grève contre la retraite individualiste dite « à points », et pour la mise en place d’un système de retraite solidaire.

Faire grève, dans l’informatique, c’est pas courant. Les informaticien·nes sont peu syndiqué·es, et ne participent que rarement à des mouvements sociaux. Moi-même, ce n’est que la troisième fois que je fais grève de toute ma carrière – et la première grève reconductible.

J’imagine qu’il y a des spécificités liées à l’informatique, qui font qu’on envisage moins la grève comme moyen d’action :

Dans ces conditions, quel sens peut avoir une grève dans l’informatique ?

La grève pour discuter

Depuis le début de la grève, et même un peu avant, on a beaucoup discuté avec des collègues. De la réforme à venir, de la grève, des moyens d’actions. Qui fera grève, quand, comment ? On partage des liens, on s’informe. On se retrouve en manifestation. Beaucoup de collègues ont écrit des articles pour parler de la réforme, et de la grève dans l’informatique.

De ce temps disponible sont nés par exemple :

Bref, la grève a libéré du temps pour s’informer, discuter, réfléchir. C’est déjà une belle réussite.

Visibiliser la grève

Comment rendre visible l’arrêt de travail alors que les systèmes que nous gérons sont largement automatisés ? Même si on est nombreux·ses à cesser le travail, les systèmes continueront à tourner pendant un moment : ça se remarquera à peine. Et l’enjeu d’une grève, c’est quand même que ça soit visible.

Avant la grève, on a joué avec quelques idées pour rendre notre arrêt de travail plus visible. Coder un fonctionnement où les systèmes se désactivent si on ne pointe pas le matin ? Faire la grève de résolution des soucis en production ?

Finalement on est un certain nombre à être partis sur une idée pas nouvelle, mais simple : mettre un bandeau en haut des sites web qu’on gère, qui explique qu’une partie de l’équipe est en grève. Le bandeau ne bloque pas l’accès au site, ni son fonctionnement.

Selon les sites et les contextes, la formulation peut être plus ou moins forte. Il y a par exemple le bandeau de grève de mon blog personnel, qui mentionne explicitement les revendications :

Bannière de grève sur mon blog personnel

En revanche, le site sur lequel je travaille comme indépendant fait partie du service public, et demande donc une formulation plus neutre :

Bannière de grève sur un site du service public

Si l’idée d’un bandeau n’est pas bien radicale, elle a tout de même fait débat. Certaines personnes s’interrogent sur la légitimité de ces bannières : n’est-ce pas utiliser une resource professionnelle pour faire passer un message personnel ?

Alors on en discute, on essaie de trouver des arguments. Une bannière sur un site, ce n’est sans doute pas différent d’une banderole devant une usine, ou une école. Et d’ailleurs, une banderole, ça ne signifie pas que toute l’équipe ou l’établissement derrière est d’accord avec le message – mais que personne ne va y opposer un veto fort, ou aller la décrocher.

Par ailleurs, ce genre de bannière existe sur de nombreux sites, y compris du service public : Radio-France, la RATP, la SNCF… L’enjeu, c’est sans doute plus la formulation du message, plus ou moins militante. Mais ce genre de question montre que la culture du mouvement social en informatique part de loin, et ne commence que tout doucement à se construire.

Et le blocage ?

Au bout de quelques jours de grève, on se rend compte que malgré la visibilité apportée, une bannière, ça ne dérange pas grand monde. Que le mouvement dure, et que la grève se fait longue.

Alors les discussions continuent. On se dit que probablement, la grève n’est efficace que lorsqu’elle dérange, qu’elle perturbe. Si la vie continue, si l’usine tourne malgré tout, si les systèmes ronronnent, rien ne se passe.

Et de fait, dans les mouvements sociaux, on a l’impression que des concessions sont obtenues par les actions qui ont un impact sur la vie quotidienne, moins que par le nombre de manifestants dans la rue. Blocages de la production (grève massive dans l’usine, piquets de grève, etc.) ou de la circulation (arrêt des transports, blocage des dépôts de bus ou de raffineries, opérations escargot sur les routes), tracteurs d’agriculteur·trices devant la préfecture, ordures qui s’accumulent.

Pour certaines professions, l’arrêt de travail est rapidement visible (chauffeurs, éboueurs, enseignants) ; d’autres où c’est moins le cas (argiculteurs, avocats, étudiants). Dans ce cas, les piquets de grève et les blocages sont régulièrement utilisés pour renforcer l’impact de la grève :

Dans tous ces cas, les blocages et les piquets de grève, s’ils sont techniquement illégaux, sont des outils très efficaces utilisés régulièrement dans le rapport de force.

Et justement, ces professions ont lancé il y a quelques jours un appel à leurs collègues informaticien·nes, les enjoignant à rejoindre la lutte avec leurs moyens.

Bloquer légitimement en informatique

Alors, comment transposer ces moyens d’action à l’informatique ?

Il faudrait sans doute déjà ne pas être seul·e. Bloquer une ressource sans subir de répression, ça fonctionne si on est nombreux·ses à le faire – que le cadre soit une équipe, un collectif informel ou un syndicat.

La légitimité du blocage se pose aussi. Idéalement, des blocages ciblés concerneraient au maximum les entreprises et le gouvernement – et au minimum les usagers ordinaires. Ou en tout cas aurait un effet insupportable mais ciblé, qui pousse au maximum à ce que les revendications de la grève soient satisfaite.

Par exemple, si des informaticien·nes décident de bloquer un service, il peut être intéressant de ne le rendre indisponible que la section utilisée par les administrateurs du site (le backoffice), et de laisser la partie utilisée par des utilisateurs externes disponible.

Avec tout ça, des idées émergent :

J’ai l’impression que ces réflexions n’en sont qu’au tout début. Et vous, qu’en pensez vous ?
Discutons-en sur Mastodon, ou sur le chat de onestla.tech.